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OMS–Taliban : même combat ?

Gestions afghanes de la crise du Covid-19

La signature d’un accord de paix historique entre les Taliban et les États-Unis, le 29 février1, laissait entrevoir une lueur d’espoir pour l’Afghanistan. C’est alors que le pays était frappé de plein fouet par un nouvel ennemi, invisible et insaisissable, le Covid-19, interprété comme châtiment divin par nombre de musulmans mais aussi de mouvements islamistes. Ravagé par quatre décennies de guerre, le pays devait faire face à une nouvelle crise, de grande ampleur au regard de la vétusté de ses infrastructures sanitaires. La rivalité au sommet de l’État entre le président Ashraf Ghani et son ancien premier ministre Abdullah Abdullah plombait la crédibilité de l’institution politique. Les Taliban y virent une formidable opportunité de se porter sur le devant de la scène, proposant aux organismes internationaux des campagnes de prévention et de lutte contre le Covid-19 dans les zones sous leur contrôle. Depuis la restructuration de leur mouvement et l’ouverture d’un bureau au Qatar, ils ont tenté de s’imposer comme interlocuteurs incontournables sinon comme alternative crédible à un régime qui peine à rassembler.

La genèse de l’épidémie2 et ses impacts sur la société

L’épidémie de Covid-19 serait apparue le 23 février 2020, lorsque trois Afghans qui rentraient d’un voyage à Qom (Iran) ont présenté des symptômes de la maladie. Le lendemain, l’un d’eux s’avérait positif au test. Le ministère de la Santé publique (MSP) réagit en ouvrant une usine de production de masques chirurgicaux à Hérat, près de la frontière iranienne et qui compta vite de nombreux cas : courant mars déjà, plus de 150 000 Afghans quittaient l’Iran pour rejoindre la région via le point de contrôle d’Islam-Qal‘a.

Parallèlement, le MSP multipliait l’ouverture de zones de quarantaine, renforçant son partenariat avec les organisations internationales comme la Chine pour obtenir du matériel de lutte contre le Covid-19. Des restrictions aux déplacements s’appliquaient à certaines régions, avant un confinement total. Portant un coup fatal à une économie de troc, ce dernier restait souvent peu respecté, même si les Taliban durcissaient les contrôles dans les zones sous leur influence. En mai, tandis que le nombre de cas augmentait, la presse révélait des scandales de corruption et de détournement de subventions au ministère de la Santé.

Le ministère de l’Économie avait prévu, en début d’épidémie, une augmentation de 40% du chômage et de 70% du taux de pauvreté. Selon l’ONG internationale Save the Children, un tiers de la population (dont 7,3 millions d’enfants) était touchée en avril–mai par une forme de paupérisation. Les difficultés de déplacement, d’approvisionnement et la hausse des tarifs de produits de première nécessité accentuaient le risque de crise alimentaire de grande ampleur, malgré les distributions sporadiques de nourriture par le gouvernement, les autorités locales ou les Taliban.

Une situation sécuritaire précaire malgré les accords de paix

L’épidémie apparaissait au moment où gouvernement et Taliban menaient leurs pourparlers. Ces derniers mirent à profit le Covid-19 et les recommandations de l’OMS pour accélérer la libération des leurs, arguant de la situation dans les prisons, où promiscuité et insalubrité augmentaient les risques de propagation. Malgré la poursuite des attaques de cibles gouvernementales, le Ramadan était mis à profit par les belligérants pour négocier une trêve. Pendant un cessez-le-feu de trois jours finalement proclamé pour la fin du jeûne, la violence chuta de plus de 80%.

Cependant nombre d’attaques revendiquées par l’État islamique (contre des minorités confessionnelles en particulier, touchant nombre de cibles civiles – l’une d’elles visa une maternité, où elle fit de nombreuses victimes) fragilisaient le très précaire processus de paix, en dépit de la condamnation de ces attentats par les autorités religieuses musulmanes du pays et des dénégations des Taliban, que le gouvernement cherchait à impliquer dans ces violences. Souvent critiqué par ses alliés pour sa mollesse, le président Ashraf Ghani lança une vaste opération antiterroriste3.

Dans ce contexte, l’apparition du coronavirus fit figure à beaucoup de châtiment divin. Le 25 avril, un communiqué de l’Émirat islamique d’Afghanistan sur l’origine divine du coronavirus et des raisons de son apparition4 évoquait, à propos de ces dernières, un cocktail de modernisme scientifique non maîtrisé et de dérèglements moraux. Le texte incriminait en outre la propagation de l’athéisme – terme récurrent du discours islamiste en Afghanistan pour justifier le jihad, comme lors de la guerre contre l’Armée soviétique dans les années 80.

La pandémie comme châtiment divin et l’implication des autorités religieuses

Qualifié par des groupes comme l’EI et al-Qaïda de « soldat d’Allah5 », le coronavirus serait une manifestation de la colère divine contre la diffusion des idées libérales et de l’individualisme, en rupture avec les valeurs de l’islam, vectrice de comportements déviants. À l’inverse toutefois de l’EI, hostile à toute diversité confessionnelle, les Taliban n’expriment aucune haine à l’encontre des autres obédiences de l’islam ni des autres religions, exprimant même leur solidarité avec la République islamique d’Iran dès l’apparition de l’épidémie dans ce pays.

Dès cette date, le mouvement en appelait à l’unité islamique et à la solidarité. Sa Commission Santé proposait ses services pour relayer les campagnes de prévention et de lutte contre le Covid-19 recommandées par l’OMS. Pour les Taliban en effet, le respect des règles d’hygiène recommandées par l’organisation internationale pouvait être mis en lien direct avec les ablutions quotidiennes précédant chaque prière6.

Le discours du mouvement se déployait sur un fond marqué par le discrédit du politique. Et si, avec le confinement, la sociabilité religieuse se trouvait réduite à la sphère privée, les fatwas relayées par les réseaux sociaux s’avérèrent mieux acceptées que les décrets gouvernementaux. C’est dans les régions tenues par les Taliban, contrairement à d’autres, que le respect du confinement prôné par le mouvement lui-même fut le mieux respecté, comme l’annulation de festivités que ce dernier considère d’un mauvais œil car non islamique, telle la célébration du Nouvel an (fêté par les Afghans comme par les Iraniens à l’équinoxe de printemps).

OMS–Taliban, même combat ?

Le confinement et la fermeture des commerces entraînaient hausses des prix et pénuries, pour le plus grand mécontentement de la population et de secteurs entiers de l’économie. Même la réouverture graduelle de la frontière avec le Pakistan, fin mai, n’entraîna pas de décrue significative sur les prix des denrées. Malgré un haut niveau de cohésion et d’organisation, les Taliban ne disposaient d’aucune infrastructure ni expertise plus efficace que ceux du gouvernement : les parties en présence dépendaient largement du soutien de leurs alliés et partenaires étrangers.

Dans les régions sous leur contrôle, les actifs devaient en outre continuer à s’acquitter d’une double fiscalité : à l’État et au mouvement (sans omettre souvent les taxes versées aux seigneurs de la guerre, aux fonctionnaires corrompus…). Les Taliban percevaient le ‘ushr, impôt traditionnel du dixième sur la totalité de gains ou d’un chiffre d’affaire, dans lequel est incluse la zakat7. Une fiscalité en panne en période d’inactivité. Ne pouvant par leurs moyens faire face au défi de l’épidémie, ils n’étaient pas à bout de ressource : demandant l’aide de la communauté internationale, ils assurèrent que les ONG étrangères bénéficieraient sur le terrain de leur protection8. (Un discours en contraste avec la ligne des premiers Taliban qui, en juillet 1998, avaient fermé les représentations des ONG à Kaboul et expulsé leurs membres.)

Ce que s’employèrent à rappeler, ce printemps 2020, certains tribuns du mouvement, c’est la parfaite conformité des recommandations de l’OMS avec les principes Taliban : fermeture des écoles et limitation de la scolarisation ; distanciation sociale notamment entre les sexes ; interdiction des regroupements ludiques (échecs, cerf-volant, combats d’animaux…) ; bannissement total de pratiques collectives comme la danse ou le chant ; respect intégral du purdah (ségrégation spatiale et visuelle des femmes9…).

Conclusion

Ici comme dans d’autres entités politiques du Moyen-Orient, un mouvement politico-religieux « conservateur protestataire » a mis à profit la conjonction d’une crise politique majeure et de l’irruption du Covid-19 – dans un contexte qui est aussi celui du retrait annoncé du contingent U.S. – pour avancer ses positions, au sol et dans les relations internationales. Le conflit ouvert au sommet de l’État entre deux présidents “élus”, Ashraf Ghani et son ancien premier ministre Abdullah Abdullah, l’impréparation générale de la société à la crise sanitaire et sa sur-dépendance de l’aide internationale ont permis à des Taliban aguerris d’apparaître comme recours.

Cette fois et contrairement à leur première prise du pouvoir, leur action militaire, d’une grande constance, s’est doublée d’un grand activisme diplomatique aux échelles à la fois régionale (avec un pays comme l’Iran, naguère l’un de leurs pires ennemis) et mondiale (avec l’ONU et dépendances). Avec des moyens restés très limités pour faire face à la crise sanitaire, ils se sont employés à faire appliquer des mesures certes prônées par l’OMS pour la prévention et la lutte contre le Covid-19 mais… en parfaite conformité aussi avec leur propre vision de la vie sociale. Laquelle se trouvait, de ce fait, légitimée en quelque sorte par une organisation internationale.

Alain Coppolani est ancien militaire déployé en Afghanistan. Titulaire d’une licence de persan de l’INALCO et d’un magistère spécialisé en études méditerranéennes et moyen-orientales de l’IREMMO, son travail de master à l’EHESS puis à l’EPHE porte sur la géopolitique des ressources naturelles en Afghanistan.

1 Tolonews du 29 février, édité le 1er mars (cons. le 24 avril) : « U.S. and Taliban sign agreement for bringing peace to Afghanistan ». Cet accord prévoyait le retrait total des forces U.S. dans les mois qui suivaient.

2 Au 1er juin, le nombre officiel de cas s’élevait à 15 205, pour 257 morts, et 1 328 guérisons ; les trois plus gros foyers étaient Kaboul (avec 6 146 cas), Hérat (2 572) et Balkh (1 084).

3 Tolonews, 8 janvier (consulté le 30 mai), « Vâli-e Kunar : hudud-e 1 200 jangju-ye Dâ‘esh dar in velâyat fa‘âliyat dârand ». Le groupe EI serait fortement implanté au sud-est du pays dans la Kunar, province frontalière de celle du Khyber Pakhtunwa, au Pakistan.

4 Voir http://www.alemarahdari.com du 22 mars (cons. le 25 avril) : « Korunâ, yek âzmun-e abartnâk-e jahâni ».

5 Source : al-Naba, site de propagande dont les articles sont largement relayés par médias et réseaux sociaux (ex. https://abcnews.go.com/International/terrorist-groups-spin-covid-19-gods-smallest-soldier/story?id=69930563, 2 avril, cons. le 24). Depuis le début de la pandémie, l’EI et al-Qaïda se réjouissaient de la propagation du virus car il décimait els « faux croyants » et tuait des milliers d’ennemis de l’islam. Le nombre de victimes des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis (plus de 3 000 morts) était souvent comparé à celui du virus, dont le bilan était beaucoup plus lourd sans que les combattants aient eu à passer à l’action. EI et AQ n’en appelaient cependant pas moins leurs partisans à frapper partout où ils le pouvaient, malgré un confinement vite devenu mondial.

6 Tolonews du 29 mars (cons. le 25 avril) : « Harâs-e korunâ dar meydân-e jang : Tâlebân kârezâr-e âgâhi-e dahi râhandâzi kardand ».

7 En 2018, lapplication de ces taxes sur l’opium seul aurait rapporté plus de 29 millions de dollars au mouvement : United Nations Office on Drugs and Crime, Afghanistan opium survey 2018, challenges to sustainable development, peace and security, juillet 2019, p. 5.

8 Les membres du bureau des Taliban au Qatar utilisaient beaucoup les réseaux sociaux tels que Twitter, pour diffuser leurs messages. C’est par ce vecteur entre autres que Suhail Shaheen, porte-parole des Taliban à Doha, déclara les 16 et 18 mars que toutes les régions sous contrôle Taliban garantissaient la sécurité des personnels soignants venus lutter contre le Covid-19, exhortant les membres du mouvement à tous les échelons à respecter cette décision et à appliquer eux-mêmes les recommandations sanitaires de l’OMS.

9 Le tchadri est un marqueur fort d’identité, un symbole de l’omniprésence de la préoccupation de préserver l’intégrité de l’honneur de la femme (nâmus) et, par extension, de la famille dans la sphère publique. Comme argument en sa faveur, certains Taliban n’allèrent-ils pas jusqu’à rappeler que l’OMS préconise le port du masque dans les lieux publics, et que le tchadri protège également du virus (chose qui demeure à démontrer).

 

 

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