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Colloque AFS – Réseau ” Sociologie et religions “

Dans le cadre du VIème congrès de l’Association Française de Sociologie : La sociologie, une science contre nature ?, le réseau “Sociologie et religions” (plus d’informations sur le réseau RT43 http://socioreligions.wordpress.com/) dirigé par Claude Dargent, Raphaël Liogier et Yannick Fer organise une session sur : Les religions comme contre-cultures : la « nature » contre la société ? Les mobilisations récentes contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe ou les études de genre en France ont mis en évidence, derrière l’invocation de la « loi naturelle » comme point de ralliement d’une « majorité silencieuse », le glissement d’une partie du catholicisme vers une posture contre-culturelle à l’égard de certaines tendances du changement social.

Malgré les attitudes politiques opposées se traduisant par les comportements électoraux antagonistes des fidèles de ces deux religions, ces mobilisations ont convergé avec celles issues de milieux musulmans, sur les mêmes thèmes. Cette contestation des normes sociales dominantes, considérées comme l’expression d’une sécularisation des sociétés occidentales à laquelle il convient de s’opposer, s’observe également en milieu protestant depuis les années 1980, à travers l’essor d’une nouvelle droite évangélique sur plusieurs continents, qui lutte contre « l’humanisme séculier » au nom de la primauté de la Bible sur les lois démocratiques.

Plus globalement, l’évolution récente des sociétés contemporaines semble nourrir de nouveaux mouvements d’opposition religieuse au « progrès » ou aux idéologies dominantes, et une volonté de restaurer un ordre « naturel » dont les contours varient selon les religions et les contextes locaux. Si la sociologie des religions s’est longtemps intéressée à la dimension utopique, voire révolutionnaire des changements religieux, ceux-ci ont plus souvent été analysés au cours des dernières décennies comme une expression des transformations sociales et économiques, notamment en lien avec la globalisation de l’économie capitaliste.

Plutôt que ces affinités entre normes sociales dominantes et systèmes religieux, nous prendrons pour objet de réflexion, à l’occasion du congrès 2015 de l’AFS, la manière dont les religions se saisissent aujourd’hui du thème de la nature pour l’opposer aux évolutions sociétales et constituer ainsi des contre-cultures. Au-delà de ces évolutions qui touchent une part significative des différentes religions et confessions, ce thème recouvre également la constitution de contre-sociétés dans le cas évidemment beaucoup plus localisé des utopies religieuses prônant un projet de vie alternatif en retrait du « monde ».

A partir d’enquêtes empiriques, il s’agira d’explorer dans différents contextes – religieux, sociaux, géographiques – les voies par lesquelles la religion tend à devenir un lieu d’élaboration de discours et de pratiques d’opposition à la « culture dominante » ou en tout cas à ce qui est vécu ou présenté comme tel. On s’interrogera évidemment sur la portée et les limites de ces représentations religieuses, en analysant de près les relations qu’elles entretiennent réellement avec les normes sociales dominantes.

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Hicham Benaïssa et Dorra Mameri, tous les deux doctorants au Groupe Sociétés Religions Laïcités présentent dans ce cadre deux papiers, respectivement sur « Le mythe du retour, le retour d’un mythe » et « Les intellectuels musulmans en France et la question de la réforme islamique » Ci-après les résumés de leurs interventions.

Hicham Benaïssa : Le mythe du retour, le retour d’un mythe

Le sociologue Abdelmalek Sayad, a montré comment les émigrés-immigrés issus principalement des terres maghrébines s’était construit autour d’un mythe, collectivement entretenu, celui d’une présence en France nécessairement provisoire qui appelait le retour des concernés sur leur terre d’origine.

L’illusion du retour est avant tout une expérience partagée individuellement et collectivement, confortée par la distance ressentie comme plus ou moins grande entre ce qui sépare objectivement le style de vie des sociétés d’émigrations de la société d’accueil. C’est ainsi tout l’être social, c’est-à-dire les structures subjectives qui définissent un rapport au monde et au temps, qui se voit désajusté, à des degrés variables, du monde objectif – et nous pouvons à ce titre utiliser, ici, l’expression de « culture dominante » – c’est-à-dire des structures économiques et sociales qui définissent tout un style de vie (Weber) et auquel il faut se conformer pour vivre.

Car il est important de bien garder à l’esprit que les structures économiques et sociales d’où sont issues la majorité des « musulmans » en France, les sociétés maghrébines, structures dont ils portent les dispositions à penser et à agir, ne disparaissent pas par l’effet du processus d’émigration-immigration, mais continuent d’agir en eux à l’état de conscience bien qu’elles soient abolies dans la réalité.

Mais si le provisoire dure, et davantage encore, modifie partiellement, par un processus d’acculturation (R. Bastide), les catégories de perceptions et de représentations du monde, les rapports aux autres et aux choses, c’est surtout avec les générations suivantes – acculturés de fait à la « culture dominante » – que le mythe du retour prendra la forme d’un retour d’un mythe, c’est à dire d’un mythe des origines. Car là encore, il convient de rappeler que toutes les manières de penser, de sentir et d’agir continuent, par la voie de l’habitus, de se transmettre – à des degrés variables et dans des proportions différentes – à l’ensemble de ceux qui ont des parents issus des sociétés maghrébines.

Et devant ce « désenchainement des générations » (Claudine Attias-Donfut, François-Charles Wolff, 2009), cette discontinuité opérée dans tous les domaines, la langue, la culture, les valeurs familiales, l’identité, la mémoire, se pose alors la question de la filiation dans la mesure ou tout être social se définit d’abord en rapport à un groupe originel (généalogique mais aussi social, historique, politique, culturelle…). Groupe originel, aux origines étrangères, que les politiques publiques, depuis surtout le début des années 1980 – le rapport Jacques Berque sur l’école en 1985 en est sans doute l’illustration caricaturale – ont régulièrement souligné la spécificité, par tout un travail d’euphémisation des origines.

Il suffit de renvoyer pour cela aux différentes formulations politico-médiatiques d’usages – « descendants d’immigrés », de « seconde » ou « troisième génération », « minorité visible », « diversité », etc. – qui s’efforcent de masquer, de ne pas dire, ce qu’en réalité on cherche à montrer ou à dire en le disant, à savoir la particularité des origines de ceux dont on parle. Il nous semble que c’est, en partie, dans le cadre de ce processus social général, d’une mythification des origines collectivement entretenu, qu’il nous faut interroger la réappropriation du religieux par une partie des « descendants d’immigrés » issus des terres maghrébines – parce qu’il faut bien, faute de mieux, les appeler ainsi.

Le religieux, et plus précisément le culte, est tout ce qui reste quand tout est parti, c’est-à-dire ce qu’il y a d’inaltérable quand tout est altéré. Autrement dit, le religieux est investi comme un lieu symbolique ou se constitue la marque d’une fidélité à des origines qui signale objectivement et subjectivement une résistance à la culture dominante, alors même qu’elle en est le produit spécifique.

Nous verrons à partir d’une enquête qualitative et quantitative mené auprès des entrepreneurs musulmans socialisés en France – modèle idéal-typique du français de confession musulmane – comment s’articule tout un jeu de négociation entre l’investissement d’un discours et de pratiques religieuses et la « culture dominante » selon toute une série de facteurs sociaux, culturels, historiques…

Dorra Mameri : «Les intellectuels musulmans en France et la question de la réforme islamique»

Espace éminemment concurrentiel, le champ intellectuel dans le paysage islamique français voit s’affronter de nombreuses représentations souhaitant promouvoir leurs idéologies respectives comme socialement légitimes. On distingue de nos jours, cinq principales dynamiques parmi lesquelles : les représentants et clercs institutionnels, les acteurs associatifs de terrain, les acteurs en marge de la régulation institutionnelle (outsiders), les intellectuels médiatiques conservateurs et les intellectuels médiatiques réformateurs.

Cette dernière dynamique sera l’objet de notre présentation. L’Islam en France s’envisage alors au pluriel et dans un contexte de crispations autour de cette confession vécue par la population française comme englobante et tiraillée entre littéralisme et réformisme, des intellectuels minoritaires, ont depuis la fin des années 1990, posé la problématique d’une forme d’aggiornamento de l’Islam.

C’est-à-dire, un islam qualifié de « moderne » ou « libéral », fongible dans l’échelle de valeurs républicaine. Leur objectif est double : proposer une relecture du texte sacré des musulmans en contextualisant ses sources scripturaires (Coran et Sunna) et limiter l’expression de signes visibles d’appartenance à l’Islam.

Ces voix réformatrices considérées comme largement libérales ne parviennent pas à fédérer le plus grand nombre autour de leurs idées et nous assistons actuellement à une série de phénomènes consacrant une amorce de scission entre les différents opérateurs islamiques français et un retour en force des outsiders.