Si le sociologue Norbert Elias pouvait encore envisager l’histoire de l’Occident comme un heureux « procès de civilisation », pensé comme une intériorisation des pulsions et une maîtrise toujours croissante de la violence, le siècle des liquidations permanentes (Imre Kertesz) aura jeté une ombre sur cette vision optimiste héritée des Lumières.
Si la Grande Guerre semblait déjà désavouer les rêves kantiens de « paix perpétuelle », le séisme des totalitarismes et le « nouveau type d’être humains » [Hannah Arendt, « Nous autres réfugiés » in La Tradition cachée. Le Juif comme paria, Paris, Bourgois Editeur, 1987, p.60.] qu’il faisait advenir, ont appelé, comme on sait, bien d’autres efforts de problématisation.
Extermination « administrative», ultime étape d’un « travail mécanisé » [Th. W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 1991, p.54.], meurtre de masse entrepris par de simples « job holders » (Arendt), terrifiante réverbération du monde de la technique (Günther Anders), « résultats effrénés des conquêtes modernes» [Herbert Marcuse, Eros et civilisation. Contribution à Freud, Paris, Edition de Minuit, 1963.], éviction de la « conscience » sous les effets de « l’esprit consciencieux » (Lifton), substitution de la responsabilité technique à la responsabilité morale (Bauman), nombreuses sont les formules à avoir mis l’accent sur la singularité d’une barbarie dont le caractère systématique et rationnel a définitivement obscurci la bonne conscience progressiste.
En diagnostiquant les potentialités destructrices de la civilisation sous la forme d’une « autodestruction de la raison» [Th. W. Adorno, M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974 p.15.], et en faisant le portrait d’une humanité claustrophobe [Theodor W. Adorno, « Eduquer après Auschwitz », in Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, p.207.], livrée au « monde administré », les théoriciens de l’Ecole de Francfort furent sans doute les plus radicaux dans leur condamnation. Le soupçon logeait désormais au cœur même du projet moderne, la barbarie devenait la doublure dialectique du « progrès ».
Si la Première Guerre mondiale avait été interprétée par les contemporains comme un obscurcissement de la civilisation moderne, la seconde était désormais envisagée comme son tragique accomplissement, en Europe du moins. Si l’aventure de ce retournement, des promesses d’émancipation du Sujet aux logiques chosifiantes de la rationalité instrumentale, est affaire occidentale, et si d’aucuns choisissent d’envisager, loin d’une vision occidentalocentrée, la possibilité de « modernités multiples », reste que la césure fait figure de rupture anthropologique et que ses leçons portent désormais, mondialisation oblige, bien au-delà de l’Occident.
Interroger les liens entre violence et religion dans la modernité, c’est ainsi se situer dans cet horizon de sens délivré des dichotomies simplistes entre obscurantisme pré-moderne et pacification moderne des rapports sociaux, et rappeler que l’on ne saurait réduire la violence à un pur déchaînement de forces régressives. Que l’on choisisse d’envisager les violences proprement religieuses ou les violences générées dans l’orbite de la « sortie de la religion », c’est loin de la représentation d’une violence archaïque, pensée comme un résidu d’irrationalité, que l’on souhaite dès lors appeler à la réflexion.
On privilégiera en effet les interventions, de tout champ disciplinaire, présentant les violences – considérées comme des atteintes physiques, morales ou symboliques à l’intégrité des personnes (ou de leurs biens), dont les perceptions varient selon des normes historiques et culturelles -, comme des produits de la raison moderne, et comme des réactions à ses dynamiques progressistes (scientifique, individualiste, égalitariste, cosmopolitique etc). Dans ce cadre, on sera attentif aux effets de violence produits par la dissociation de la religion et du politique dans la modernité. On interrogera la pertinence des analyses mettant l’accent sur la crise des mécanismes d’intégration et les phénomènes de désinstitutionalisation comme facteurs de violence.
Enfin, une place sera éventuellement faite aux interprétations religieuses de la violence, et aux interprétations « savantes » des sciences sociales empruntant certaines ressources aux traditions religieuses (cf par exemple le paradigme du « bouc émissaire » pour rendre compte des violences racistes).